5. Épisode 4 – Retour dans la grisaille


Retour dans la grisaille

De retour de l’Afrique, il me semble que la grisaille de Shanghai des derniers jours contraste avec le vert et rouge de l’Afrique. La sensation est brutale. Je suis sortie d’un univers, pour entrer dans un autre qui est à son opposé. J’ai constaté que la ville m’anime beaucoup mais qu’elle ne m’alimente pas autant que la nature le fait. Elle finit par me demander de l’énergie après un certain temps. Cela dit, je me sens retourner au fil des jours dans cette énergie shanghainaise qui est effervescente.

Mon travail à Shanghai

Je travaille à chaque jour sur mon projet de vendre mes toiles en Chine et de les exposer. Le défi est grand, mais réaliste selon moi. Pour y arriver, je passe à travers une liste de petites choses à faire qui augmentent mes chances d’atteindre mon objectif. Mon site Internet est maintenant en anglais et en mandarin! Également, je viens de recevoir mes cartes professionnelles dans ces deux langues. Elles me sont déjà fort utiles pour toutes ces rencontres que je fais présentement. En résumé, mon travail se divise en trois parties :

1. Je peins pour préparer mon exposition
2. Je me monte un réseau dans le but de provoquer des opportunités d’affaires
3. Je fais de la recherche, pour connaître le marché de l’art chinois et me positionner.

Essentiellement pour moi, le défi est de garder l’équilibre entre le travail et le repos. J’aime tellement mon travail que mes journées ont parfois tendance à manquer d’équilibre. Étant donné qu’il n’y a pas de rivière à côté de chez moi avec un kayak à ma disposition, j’ai dû trouver une autre source de défoulement physique. Alors je vais m’entraîner au gym. Pour l’instant, ça me convient.

L’art et le sport, c’est quoi le rapport?

Étonnamment, il y a beaucoup de ressemblances entre mon travail d’artiste et mon « travail » d’athlète. Le travail autonome demande, tout comme dans la compétition sportive, de la discipline, de l’auto-motivation, de l’auto-reconnaissance. Aussi, je me fixe des objectifs qui ont les attributs de l’acronyme SMART (Spécifiques; Mesurables; Atteignables et difficiles; Réalistes; à accomplir dans un certain espace Temps).

Pour ce qui est des sensations que j’ai lorsque je peins, versus lorsque je fais du kayak, il y a aussi beaucoup de ressemblances. J’observe mon sujet, je le sens avant de le tracer sur le papier. Je fais de même avec la rivière : je l’observe pour sentir l’effet de la vitesse et de la direction du courant sur mon embarcation. Dans les deux cas, j’utilise une sorte de connexion que j’allume à l’intérieur de moi.

De plus, contrairement à ce qu’on pourrait penser à priori, lorsque je peins, ce n’est pas tranquille du tout. Je me place constamment face au « danger » en n’utilisant pas le pinceau, en versant les couleurs directement de ma palette au papier. Je ne peins pas assis la plupart du temps, mais debout. Donc, je bouge beaucoup. Un autre lien que j’adore, est la sensation de glisse. L’eau sur ma toile glisse et prend de la vitesse, comme moi, quand je suis en kayak.

Finalement, je terminerais les rapprochements entre mon art et mon sport en mentionnant le plaisir et l’incertitude. Chaque toile est une aventure en soit. Je sais comment elle va commencer, mais j’ignore quand ni comment elle va se terminer. Tout n’est pas planifié et surtout, il n’y a pas de mode d’emploi qui vient avec chaque œuvre. Pour moi, dans ces circonstances, je ressens beaucoup d’incertitude. Comme dans le sport, l’enjeu est là : obtenir une toile qui soit vendable. Alors chaque décision que je prends, intuitivement ou avec mon intellect, m’apporte la plupart du temps beaucoup de plaisir, car je me sens consciente de mes choix.

D’ailleurs, en général à chaque jour, je me rappelle quelle est mon intention ici pour sentir en moi cette énergie positive qu’engendre le plaisir. Étant donné que Shanghai a de quoi distraire, l’intention est parfois perturbée par l’attention qui se porte invariablement sur le risque et son enjeu. La peur fait partie de mon expérience, je ne peux pas le nier. C’est d’ailleurs une sensation que je recherche, comme en kayak. La peur, j’en fais à chaque jour plus ou moins bien mon alliée. Et puis, j’applique ce que j’ai appris dans le sport : le focus. Donc de mon point de vue, l’art et le sport sont tout à fait cohérents dans ma vie.

J’ai commencé dès maintenant à préparer mon exposition, celle que je veux faire ici, sans savoir où et quand elle aura lieu. Je dois prendre le risque. Ce sera une série sur la Chine finalement, parce que j’hésitais jusque là. Ma vision des scènes quotidiennes chinoises, souvent prises dans la rue. J’adore les Chinois alors ce n’est pas difficile de sentir la connexion avec eux.

Le cordonnier

C’est une journée grise, pas à cause des nuages, mais plutôt en raison du smog qui recouvre la ville. La brise permet parfois au soleil de le percer, réchauffant de sa couleur jaune miel les rues où les commerçants opèrent derrière chez moi. J’ai passé la semaine à me demander comment je pourrais faire pour partager mon talent auprès des Chinois, cherchant des galeries où j’aimerais exposer, des événements artistiques auxquels je veux participer. Bien que mes recherches m’alimentent beaucoup en opportunités à développer, je n’avais rien trouvé jusque là qui puisse instantanément être mis en œuvre pour satisfaire ce besoin. Puis, j’ai eu une idée toute simple : aller faire des croquis dans la rue.

J’ai ressorti un vieux calepin à esquisses que j’avais l’habitude de trimballer lorsque j’allais en compétition. Je ne me souvenais même plus ce qu’il y avait dedans. J’y ai retrouvé des scènes de kayak que j’avais fait au plomb en Slovaquie, en Autriche et en Ontario, avec des coureurs en compétition sur des rivières artificielles et naturelles. Aussi, des pagaies entassées dans une van, ma seule attraction pendant trois heures de route entre Liptovsky et Bratislava en Slovaquie (2005), dans un véhicule rempli d’athlètes et d’équipements sportifs.
Jianshan Lu, Shanghai. Je marche, tourne la page de mon carnet, question de m’offrir un nouvel espace de création et lève les yeux. Qu’est-ce que je vais mettre sur papier? Le commerçant de poissons qui éventre ses proies et les suspend pour les sécher au soleil? Évidemment, elles dégouttent au-dessus de la tête des passants qui marchent sur le trottoir. Passons. Le marchand de fruits qui étale méthodiquement ses oranges et ses clémentines? Trop méthodique, justement. La Chine que je connais à date est plus désordonnée que cela. La vendeuse de pantoufles, de vadrouilles, de sacs d’épicerie en nylon tressé carotté, celle qui vend aussi plein d’autres bébelles qui remplissent son bric à brac de deux pieds et demi carré? Celle-là est un parfait exemple de commerçante chinoise. Mais encore, « le sujet ne me parle pas », comme on dit dans le métier.

Je prends mon temps. Je marche tranquillement dans la rue, carnet et crayon à la main. Soudain, je vois un attroupement d’une vingtaine de personnes regroupées en cercle sur le trottoir. À côté, adossés au mur, des dizaines de tiges de canne à sucre, mauves, de la hauteur de sapins de Noël. En m’approchant, je vois à l’œuvre un type qui, machette à la main, épluche ces tiges avec agileté. Une montagne de résidus dans laquelle il a les deux pieds plantés me laisse croire qu’il s’exécute depuis un bon moment, pour le plaisir de ses clients qui repartent avec des morceaux de canne à sucre taillés et épluchés dans un sac. La scène est typique. Par contre, il y a trop de monde à dessiner qui repartent et qui viennent. Néanmoins, j’aime l’attraction que l’homme crée donc je décide de m’installer, assise sur le trottoir, non loin de là.

C’est alors que j’ai trouvé mon sujet. Je ne pense pas que j’aurais pu le voir autrement. De l’autre côté de la rue, en face de moi et devant une porte en fer forgé, assis comme j’en vois souvent sur un petit banc de fortune, un cordonnier s’affaire à réparer bottes et sacs à mains. Ses clients restent tous un bon moment, le temps de piquer une jasette, partent et reviennent chercher ce qu’ils ont fait réparer. Je suis fascinée par l’assiduité de l’homme. Son expérience transcende chaque geste. Son tablier aussi laisse croire à de nombreuses heures passées à mettre des semelles sur ses genoux, qui sont en fait sa table de travail. Bonnet de laine sur la tête, manteau de cuir noir à collet de fourrure synthétique brun, manchons de coton en guise de par-dessus pour protéger ses coudes, typiquement chinois. Je voyais chaque geste qu’il faisait comme la chorégraphie d’un artiste, mille fois répétée.

Mon crayon a commencé par esquisser la forme de son corps, assis, puis le banc, ensuite, la botte qu’il tenait à la main. J’ai tout de suite senti l’énergie monter en moi, celle du sujet qui m’alimente. J’anticipais avec plaisir les mouvements de mon crayon sur le papier quand viendrait le temps de créer les espaces vides de la porte derrière lui, en fer forgé, remplie de fioritures. Ces tiges courbées et sinueuses, soudées, ajoutaient un sens artistique à la scène. Elles représentent pour moi l’expression des solutions, parfois créatives, toutes bien ficelées entre elles, que cet homme a trouvées pour arriver à récupérer de vieilles godasses que nous, Nord-Américains, aurions jeté aux poubelles.
Ma mine avançait toute seule sur le papier. J’étais dans cette zone où, comme le cordonnier, passants et curieux n’ont pas d’influence sur le travail de l’artiste. Soudain, après une vingtaine de minutes, tandis que mon croquis était presque achevé, j’ai réalisé qu’il y avait derrière et à côté de moi une quinzaine de curieux. Des enfants avec leur grand-mère, des hommes et des femmes. Je leur ai souri. L’un d’entre eux m’a adressé la parole. « Very good », que j’ai pu comprendre, malgré l’accent et à travers plusieurs mots en mandarin. Puis, les spectateurs acquiesçant, ils ont tous répété à leur tour cette expression en anglais.

Pendant ce temps, le cordonnier était bien affairé. Il n’avait pas remarqué la scène dont il était le sujet, mais ses clients eux, avisés, avaient traversé la rue pour venir m’observer. Quand j’ai déclaré le croquis terminé, le sourire aux lèvres des personnes autour de moi m’a fait le plus grand plaisir. Un homme parmi ceux-ci a pris mon calepin gentiment, tout en me demandant en mandarin, selon ce que le contexte indiquait, d’aller le montrer au cordonnier. On a donc traversé la rue lui et moi, suivis par quelques curieux. L’homme m’a présenté au cordonnier, que j’ai salué en mandarin, puis il s’est vu à l’œuvre, esquissé dans mon calepin. Sa réaction, avec un signe d’acquiescement de la tête, tout en se pointant du doigt sur la feuille, affichant un large sourire. Je tenais le carnet à sa hauteur, me tenant debout devant lui.

C’est à ce moment qu’une certaine magie s’est produite. La magie de l’instant présent. Le cordonnier a non seulement porté attention au croquis, mais il a vu les bottes que je portais. De vieilles bottes dont la semelle décollée « gueulait » (on disait ça de même par chez nous). Il m’a demandé de poser mon pied sur son tablier et, muni d’un tube, il a tracé une fine ligne, laissant juste assez de colle qu’il en fallait pour les réparer. Un pied après l’autre, il a collé mes semelles, comme ça, sans que je ne le lui demande. J’ai entendu un « Ooooh! » de reconnaissance des Chinois autour de nous, tandis que je regardais mes bottes réparées, encore surprise par le geste. Puis, une très grande sensation de gratitude est montée en moi. Portée par l’impulsion du moment, et sans réfléchir, j’ai détaché le croquis de mon calepin et je lui ai offert, en guise d’échange. J’ai pris tout le monde par surprise. Le cordonnier avait des étoiles dans les yeux, sans doute le reflet des étoiles dans les miens. Les rires et les mercis fusaient de toute part, avec des tapes dans mon dos et dans le dos du cordonnier.

Cette journée était grise. Je me demandais par où commencer pour partager mon talent aux Chinois. La réponse était toute simple : dans ma rue.

 

Le Cordonnier
Le Cordonnier
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3 réflexions sur “5. Épisode 4 – Retour dans la grisaille

  1. C’est extrêmement émouvant… j’en ai les larmes aux yeux.
    Merci pour ce récit d’une très grande richesse.
    Merci pour le partage.

    • Merci Mamanlotus pour ce message, qui m’a permis de revisiter ce texte te de constater le chemin parcouru depuis que je l’ai écrit…mon prochain post servira d’ailleurs à dire où j’en suis par rapport à mes objectifs. Aussi, je considère que c’est un privilège que de toucher les gens par mes récits. Je suis reconnaissante que vous ayez partagé vos impressions sur ce blogue. Revenez!!

    • Merci Mamanlotus pour ce message, qui m’a permis de revisiter ce texte et de constater le chemin parcouru depuis que je l’ai écrit…mon prochain post servira d’ailleurs à dire où j’en suis par rapport à mes objectifs. Aussi, je considère que c’est un privilège que de toucher les gens par mes récits. Je suis reconnaissante que vous ayez partagé vos impressions sur ce blogue. Revenez-y!!

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